BERNARD PERROY

sa poésie, ses collaborations, ses liens...

 

De joie et de nostalgie
de Bernard Perroy

 
(article paru dans Diérèse n°59/60, printemps/été 2013)
 

La poésie a cet étrange pouvoir d’appréhender l’indicible
en l’effleurant de son aile pourpre et doucement insistante

Nicolas Dieterlé
 
« Butiner » l’écriture de Nicolas Dieterlé, n’est-ce pas la meilleure façon de la pénétrer ? Le poète lui-même nous y invite par le contenu : art du détail et de l’instant, et par la forme : le fragment, parfois non ponctué. Avançons donc à petits pas, mais avec un grand désir, dans l’univers et les mots de Nicolas Dieterlé.


À travers la poésie et la peinture, Nicolas Dieterlé cherchait à déceler le sens de toute chose, dans une recherche à la fois angoissée et joyeuse. L’écriture, la peinture et l’amour de la nature étaient vécues non comme un « superflu » mais bien comme une nécessité, une façon de chercher le secret de l’harmonie, une manière d’approcher les choses visibles pour se laisser visiter par l’invisible, une voie de connaissance… de Dieu, du monde, mais de soi-même aussi :

 
Je n’écris pas pour être lu J’écris pour me lire (2)


Éloge de l’attention

Dans « L’Aile pourpre » (1), ouvrage posthume sur lequel nous nous attarderons plus volontiers pour essayer de discerner les « ressorts » de l’expérience créatrice de Nicolas Dieterlé, nous découvrons par exemple ceci : « La poésie est un chuchotement qui approfondit le silence » ou bien cela, comme en écho, dans « Ici pépie le cœur de l’oiseau-mouche » (2) : « le bruissement de la pluie porte le monde ». Chaque fois, l’infiniment petit, l’infiniment fragile, l’infiniment discret, l’infiniment ténu, un chuchotement, un bruissement, nous fait rejoindre une profondeur, une dimension autrement plus vaste : cet océan de silence qui sous-tend toute chose ou cette vertu ineffable qui vient porter le monde… Entre vie et mort s’étire, s’attise dans le cœur de Nicolas Dieterlé un désir fou qui le « creuse » infiniment, qui le creuse de l’intérieur, une soif d’embrasser cette totalité, cette harmonie, cet « ordre des choses » qui nous dépasse et qui se manifeste par exemple dans le silence, le bruissement… Cela peut nous rappeler cet épisode biblique dans lequel le prophète Élie pense trouver la voix du Dieu Tout-Puissant, de l’Au-Delà, du Tout-Autre, à travers tonnerre et ouragan, mais le Seigneur se révèle au prophète dans « la brise légère » (2 Rois 19, 12), dans ce que certaines traductions précisent comme « le fin murmure du silence »… Régis Altmayer, dans sa postface à « L’Aile pourpre », précise que suite à une expérience d’ordre mystique vécue dans une forêt alors qu’il avait une vingtaine d’années, Nicolas avait pressenti que « la beauté du monde était le symbole d’une autre réalité infiniment plus dense et plus belle. » Le Dieu Tout-Puissant se fait à la fois tout proche, simple brise et discret, à travers le tremblé des feuilles, le toucher de l’air caressant la peau, le murmure perçu par l’oreille… Éducation à l’attention, à l’écoute, au regard ; haute et profonde éducation que nous avons besoin, en ces temps bruyants et tumultueux, de prendre en compte pour nous-mêmes, pour la vie de nos âmes et de nos corps, pour accueillir aussi l’écriture et l’univers de Nicolas :

 
Le silence est l’offrande la mieux accordée à la plénitude de la beauté (1)

Mon chant avide d’espace, le voici qui s’élance, comme l’oiseau, dans la vallée du recueillement (1)

La poésie est un chuchotement qui approfondit le silence (1)



Une quête de joie

Comment percevoir ce qui nous est invisible et qui pourtant « porte le monde » ? C’est toute la question qui se vit en filigrane de l’écriture de Nicolas Dieterlé. L’anecdote, le fioretti, ces micro-événements apparus au regard du poète et du peintre sont des signes, des révélateurs d’un monde qui ne passe pas, de cette présence invisible qui donne sens… Nous connaissons les origines profondéments chrétiennes de la famille Dieterlé. Nicolas va créer des textes et des peintures sous l’impulsion de cette recherche permanente du Sens, afin d’en vivre comme il le vivait sans doute dans son enfance « africaine » sous un mode alors fusionnel entre l’extérieur, les éléments, la nature, les événements… et cet intérieur si riche, celui d’un enfant attentif, réceptif, sensible, comme une éponge, et joyeux ! La famille Dieterlé vécut au Ghhana puis au Cameroun avant de rejoindre la France en 1973 ; Nicolas avait 10 ans. Ce fut pour lui une rupture totale qui alimenta en son cœur une profonde nostalgie. Nous retrouvons dans ses textes, toujours en parallèle, la joie et la nostalgie, ce qui ne va pas sans rappeler la « quête de joie » de Patrice de la Tour du Pin. La nature et les éléments extérieurs renvoient toujours de façon symbolique au paysage intérieur de Nicolas, au cœur joyeux et nostalgique du poète qui n’est pas sans rappeler non plus, dans une version toute contemporaine, le romantisme allemand qu’il appréciait. Il suffit de puiser dans ses textes pour s’en convaincre :

 
Les ortie de la souffrance sont vaincues par l’eau ingénue de la joie, s’épanchant parmi les fleurs et les étoiles de l’âme (1)

La joie est ma demeure nuptiale Mais j’en suis éloigné ! Ô joie, fleur de l’espace (1)

Pourquoi parles-tu tant de la joie, toi qui vis dans l’eau trouble d’une imagination blessée ? (1)

La pluie est une horloge dont les aiguilles tournent lentement, au rythme d’une joie secrète et pure (1)


« L’alléluia du maintenant »

L’œuvre de Nicolas Dieterlé, comme le mentionne Richard Blin (3) à propos de « L’Aile pourpre », est un florilège d’instants : « Ses notations, cristallisations d’instants, d’intuitions, d’images… disent “l’alléluia du maintenant”. » On peut se promener ainsi parmi les allures ou les mouvement légés du papillon, du chat, de l’oiseau, du chamois, des nuages… ; parmi les reflets changeants du ciel, de la mer, du ruisseau, des arbres, des fleurs, des montagnes… ; parmi les jeux du soleil « ruisselant de lumière dans une forêt de hauts arbres » (2)… Nicolas est sensible à « ce chant à la fois timide et soutenu, ce tremblement très doux qui émane des choses quand nous nous taisons » (inédit). Comme nous l’avons dit, tout y est symbole, depuis la montagne « vouée à la verticalité », « tranquillement victorieuse » (1), évocation d’un chemin spirituel dépassant les soucis, les enfermements et les vicissitudes… jusqu’à la grenouille : « La grenouille que mes pas ont fait fuir parmi les racines luisait comme une intuition nue » (2). Nous pourrions indéfiniment allonger la liste. Une chose est à remarquer : parmi les multiples notations du poète, il est des affirmations dénuées de toute pensée, de tout retour, des fragments qui excellent par leur gratuité. Ce sont des faits de pure observation, de petits descriptifs jetés sur le papier comme pourrait le faire un Christian Bobin :

 
Les tout premiers bourgeons apparaissent aux branche des arbres, comme une frêle rosée ou comme un essaim timide d’insectes verts et roses  (inédit)

Arbres en fleur, arbres en folie, neige distraite et conquérante, soleil rose (inédit)

Absence de conclusion, absence de temps également, comme si c’était bien dans ces fragments plutôt que dans d’autres que Nicolas trouvait la vraie félicité de l’instant, dans un temps suspendu, sans autre retour que d’être là, présent, vivant dans l’incarnation de ce qui l’entoure, avec une joie presque inconsciente ! Des fragments de joie simple, non altérée par le désir douloureux de celui qui se trouve écartelé entre le « déjà-là » et le « pas encore » d’une plénitude, celle du Royaume pour le Chrétien qu’est Nicolas.


Errance et plénitude

Avec Nicolas Dieterlé, nous sommes sans cesse « ballottés » entre le ravissement des scènes et des détails décrits, ce rapport constant entre intériorité et extériorité, cette qualité d’accueil… et le « cri » sourd, profond, silencieux ou explicite, qui se dessine en filigrane, rejoignant d’une façon toute poignante le lot d’incomplétude inhérent à chacun. Deux passages sont sans doutes significatifs de ce que vivait Nicolas Dieterlé et qu’il cherchait à transmettre fidèlement par les mots et la peinture :

 
Le monde est un miroir, un miroir de l’âme Mais justement, il faut traverser ce miroir, sinon on ne connaît que des reflets (1)

Pourquoi l’infini n’épouse-t-il pas le fini ? Pourquoi sommes-nous séparés de la joie sans bords ? (1)

Il y a des gens qui sont portés à mettre le « curseur » du côté d’une incarnation où trouver l’absolu à l’intérieur-même des menus détails que nous offrent ces instants habités, cet « avant-goût » de plénitude qui définit l’expérience du Royaume quans l’infini épouse le fini. D’autres seraient davantage portés à mettre le « curseur » du côté d’un désir douloureux dû à cette expérience d’incomplétude, cette « nostalgie du futur » qui serait même exarcerbée, paradoxalement, par ces moments d’intensité vécue par la beauté d’un paysage, d’un détail, d’un instant… Nicolas Dieterlé serait-il plutôt de ce côté-là ? Il est pourtant persuadé que l’éphémère englobe l’immense et l’éternité, mais l’expérimente-t-il vraiment si « l’infini » devait ne pas épouser « le fini » ? Ou bien, l’expérimentant, cela ne creuserait-il pas en même temps chez lui cette faim d’harmonie parfaite, presque fusionnelle, telle que vécue dès l’enfance ? Malhabile à vivre en « ce » monde comme l’albatros de Beaudelaire ? « Trop » de désir ? Cela nous parle, nous interroge sur nous-mêmes, lecteurs tendus entre terre et ciel, et cela fait la force de l’écriture de Nicolas Dieterlé. Ce monde, miroir de l’âme, est à « traverser » si l’on ne veut pas en connaître uniquement les « reflets » : Nicolas le traversait-il vraiment ? Ou bien fallait-il qu’il aille jusqu’à traverser le miroir séparant le « déjà-là » du « pas-encore » ?

Un océan de sens

« Il faut absolument que je sois aux aguets du monde, tentant de le déchiffrer, car qui le ferait à ma place ? N’est-ce pas mon devoir ? » nous confie Nicolas Dierterlé dans un de ses textes encore inédits. Cela révèle le ressort essentiel qui le tient et qui le pousse à écrire, à peindre, dans cette tension, ce « déchiffrage »… Cela montre une belle lucidité : nous sommes chacun unique pour accomplir ce « devoir ». Nous n’avons pas voulu « épier » le texte, le disséquer, dans sa forme, d’autres le feront mieux que nous et Nicolas Dieterlé, loin d’une recherche « esthétique », tentait avant-tout d’exorciser ce qui l’habitait comme quelque chose de « trop grand »… Nous savons que dans un excès d’angoisse, Nicolas Dieterlé s’est donné la mort, et l’un de ses fragments qu’il avait curieusement mis entre parenthèses nous donne peut-être la clef de lecture de sa vie, de sa mort et de son écriture :

 
(Car la mort seule fait de toute parole terrestre, cette maigre source, un océan de sens, de plénitude) (1)

Il serait difficile de conclure, tant l’âme humaine possède ses plis et replis… « Entre la naissance et la mort, entre l’éveil au monde et le doute, entre l’extrême solitude et la présence furtive à l’autre, il est difficile d’enfermer un être aussi complexe que Nicolas Dieterlé. » ont écrit à juste titre Annpôl Kassis et Gaetano Persechini (4). Que dire de plus ? Nous aurions envie, comme Nicolas Dieterlé, après avoir « butiner » quelque peu dans la merveille de ses textes, de ne pas mettre de point final, laissant la phrase ouverte sur le détail et sur l’infini

Bernard Perroy

Notes :
(1) « L’Aile pourpre », édition Arfuyen, 2004.
(2) « Ici pépie le cœur de l’oiseau-mouche », édition Arfuyen, 2008.
(3) Revue « Le Matricule des Anges » du 1er mai 2004.
(4) auteurs de « Nicolas Dieterlé, Souffle et couleur poétiques », 2011.
 
(reproduit ici avec l'aimable autorisation de Daniel Martinez, revue Diérèse)

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